La relance économique post-COVID suscite des discussions fondamentales sur l’organisation du travail dans la société, notamment sur les horaires et politiques de télétravail (qu’il soit à temps plein ou en mode hybride). Ces discussions englobent aussi d’autres types d’horaires, pouvant même aller sur la réduction du temps de travail (par exemple, la semaine de 4 jours). Par le passé, de nombreuses organisations ont opté pour ces différents modèles d’organisation du temps de travail afin d’encourager la rétention et le recrutement de personnel, et aussi leur garantir une meilleure qualité de vie.
Avec la pandémie, le télétravail semble donc devenir une nouvelle norme sociale, plusieurs employeurs gouvernementaux ou grands sièges sociaux ayant signifié leur intérêt de pérenniser cette pratique. D’ailleurs, il a été mentionné, lors du Forum de la Politique de mobilité durable du Québec, que «15 % à 25 % des employés de bureau pourraient choisir le télétravail, ce qui pourrait représenter jusqu’à 30 % des emplois au centre-ville de Montréal[…]».
Par contre, de plus en plus d’acteurs se questionnent si cette réorganisation du travail aurait le potentiel d’être un levier dans la lutte aux changements climatiques du point de vue de la mobilité, en contribuant entre autres à réduire les déplacements professionnels, ou ceux entre le domicile et le travail. La question est légitime, mais les pistes de réponses et de solutions ne sont pas si simples.
Répercussions sur l’environnement
À première vue, le télétravail (qu’il soit en mode hybride ou à temps complet) et la semaine de 4 jours réduisent considérablement les déplacements reliés au travail, et par extension, la congestion automobile aux heures de pointe (Tanguay et Lachapelle, 2018). Notamment, une étude de 2013 indique qu’une réduction de 10% des heures de travail réduit l’empreinte carbone de 14,6% : au-delà des trajets évités, les répondants ont moins recours au système de santé et consomment moins de produits reliés au travail (Knight, Rosa et Schor, 2013). Le télétravail peut aussi réduire l’empreinte écologique des employeurs, qui opteront pour des bureaux plus petits, avec moins d’espaces de stationnement.
Cependant, ces mesures ont leur lot d’effets rebond. Le détachement par rapport au lieu de travail, jusqu’alors un critère de choix de résidence, permet d’emménager en périphérie et d’avoir une plus grande surface habitable, avec une pièce supplémentaire qui peut faire office de bureau. La dynamique immobilière au pays en fait foi et encourage l’étalement urbain; certains chercheurs évoquent même le concept du telesprawl (SCHL, 2021). Or, la banlieue implique une utilisation constante de l’automobile ainsi qu’une empreinte écologique élevée, autant par les déplacements que par l’espace sous-utilisé.
En outre, la remise en question du déplacement pendulaire centre-ville/périphérie met à mal plusieurs sociétés de transport, qui devront diversifier leurs itinéraires et leurs offres tarifaires pour s’adapter aux nouveaux besoins. En effet, leurs réseaux sont conçus pour répondre à des déplacements spécifiques durant les heures de pointe. Ajoutons à cela une congestion moindre, autant en ville qu’en périphérie, qui peut produire un phénomène bien documenté depuis des années : le trafic induit (aussi nommé demande induite). La diminution de la congestion sur les routes offrant désormais plus d’espace pour circuler en voiture, cela augmentera la demande, puisque les automobilistes veulent en profiter. Or, au bout d’un certain temps, nous revenons à des niveaux de congestion plus élevés. (Tanguay et Lachapelle, 2021). Les débits de circulation à l’échelle du Québec en témoignent. En mars 2021, alors que le télétravail est toujours de mise, plusieurs sections d’autoroute oscillent autour de 80 % des débits de 2019 (Ministère des Transports).
Ce graphique présente les niveaux moyens de congestion hebdomadaires dans les grandes villes du Canada en 2020. Bien que le recours au télétravail soit la norme pour toute l’année, nous observons une recrudescence de la congestion dans plusieurs villes à partir du mois d’août. Source: TomTom Traffic Index, 2021.
Ajoutons également qu’une réduction des déplacements domicile-travail peut être facilement mitigée par des déplacements pour d’autres motifs. À titre d’exemple, une personne qui profitait de son retour à la maison pour acheter du pain et aller chercher ses enfants à la garderie fera quand même ces deux derniers déplacements, probablement en voiture. L’automobile qui n’est plus utilisée pour les navetteurs peut aussi être utilisée par un autre membre du ménage.
Finalement, il faut se questionner sur les activités qui seront choisies par l’employé.e qui travaille une journée de moins par semaine. Jusqu’ici, les conclusions sont partagées. Bien que plusieurs études ressortent que cette journée servira à du temps en famille, du repos ou des activités sportives, elle peut également impliquer des sorties en région et des déplacements motorisés d’envergure qui augmenteront au final les kilomètres parcourus… et les émissions polluantes (Sanches, 2005).
Répercussions économiques
Le télétravail et la semaine de travail réduite impliquent une réduction substantielle de la facture individuelle en transports; cette activité représentait en moyenne 19 % du budget des ménages au Québec (Forum PMD, 2021), dont près de 90 % de ce montant est consacré à l’automobile. Il n’y a pas de tendance claire sur la productivité liée au télétravail; toutefois, des gains de productivité sont observés chez certains segments de population dans le cas d’une semaine de 4 jours (Laker, 2019).
Seule ombre au tableau: en envisageant une réduction de l’achalandage des employé.e.s dans les centres-villes, nous pouvons y envisager une baisse d’activités commerciales, une réduction similaire d’espaces de bureaux, voire une hausse du taux d’inoccupation des bureaux dans les grandes villes. Cette tendance s’observe déjà au Canada: entre 2019 et 2020, ce taux est passé de 1,1% à 13,7 % au sein des 6 plus grandes villes du pays (PWC, 2021). Soulignons que la disparition de bureaux implique des pertes fiscales pour les municipalités. Il s’agira d’être créatif dans la reconversion de ces espaces. Par ailleurs, l’éloignement des employé.e.s en périphérie entraîne une hausse des coûts pour les villes, un fardeau qui sera transmis à l’usager : un milieu moins dense implique plus d’aqueducs, de réseaux et de routes à implanter.
Répercussions sociales
Là encore, il faut être prudent dans l’approche. D’une part, les centre-villes courent à leur dévitalisation par une perte de services et d’ambiance. Cela peut conduire éventuellement à une hausse de la criminalité, comme il a été observé dans le Vieux-Montréal en 2020. D’autre part, les milieux de vie en périphérie détiennent une formidable occasion de consolider leurs activités et de recréer cette ambiance ailleurs. En plus des initiatives en cours sur plusieurs artères commerciales de quartier de Montréal en 2020 et 2021, certains noyaux villageois à Rouyn-Noranda et Trois-Rivières, s’orientent depuis 2020 vers la piétonnisation et les rues partagées, créant ainsi des lieux de rencontre. Cette mobilité à échelle humaine s’inscrivent dans un urbanisme durable qui profiterait aussi à l’environnement.
Pour les ménages, le télétravail libère du temps qui était investi chaque jour dans les transports, source de stress pour plusieurs navetteurs. Ceci rend ainsi la conciliation entre travail et vie personnelle plus aisée (PWC, 2021). Additionnée à la réduction du temps de travail, cette nouvelle donnée garantit une prospérité temporelle qui permettra aux ménages de consacrer du temps à des loisirs et activités plus durables: vélo, cuisine et socialisation en sont quelques exemples (Stronge et Harper, 2019). Nous pouvons toutefois nous questionner sur l’équité sociale de cette transformation du monde du travail: le télétravail est surtout adapté aux travailleurs et travailleuses expert.e.s et éduqué.e.s, dans le domaine de la gestion, des finances, des services professionnels, des technologies de l’information et des communications. Les avantages du télétravail ne s’appliquent pas aux emplois à vocation sociale, souvent plus précaires et surreprésentés par le genre féminin (santé, services sociaux, etc.). Malgré les avantages cités au plan environnemental ou économique, le télétravail exclut malheureusement une partie de la population qui pourrait en tirer des bénéfices (MckInsey Global Institute, 2020).
La question de la mobilité est sur toutes les lèvres aujourd’hui, et la popularisation du télétravail entraînera assurément un bouleversement de cette dernière au Québec. Il restera à mesurer réellement les effets, positifs et négatifs, de cette nouvelle manière d’organiser nos vies personnelles et professionnelles.